23.
mère avant tout

La fin de la guerre aurait dû réjouir le cœur de Kira, mais toutes les pertes qu’elle avait subies eurent raison d’elle et elle s’effondra en larmes dans sa chambre du palais d’Emeraude. Son protecteur, le Roi Émeraude Ier avait rejoint ses ancêtres sur les grandes plaines de lumière et cédé sa place au Roi Onyx. Sage, son mari adoré, avait été enlevé par l’Empereur Noir et il avait péri lors de l’assaut des Chevaliers d’Émeraude sur sa forteresse. Pis encore, lorsqu’elle avait été emprisonnée dans le passé, Kira avait été séparée du deuxième amour de sa vie, Lazuli. A son retour au Château d’Emeraude, elle s’était aperçue qu’elle était enceinte de cet homme fascinant qui avait vécu des milliers d’année auparavant.

Désemparée, Kira ne mangeait plus et se laissait mourir dans ses anciens appartements lorsque Lassa sentit sa tristesse. Puisqu’il l’adorait depuis son premier souffle, il lui avait proposé de l’épouser et de devenir le père de son enfant. Kira avait accepté sans vraiment prendre le temps de réfléchir, mais elle avait rapidement découvert que Lassa représentait sa seule planche de salut. Il était doux, attentionné, compréhensif et toujours présent.

La naissance de son premier fils avait aussi changé sa vie. Etant donné que son premier mari avait été stérile, Kira n’avait jamais envisagé d’être mère. Elle n’avait pas non plus pensé que sa courte relation avec un homme du passé se terminerait par la conception d’un enfant. Malgré sa crainte de ne pas être à la hauteur, la princesse rebelle découvrit assez rapidement qu’elle n’était pas qu’une guerrière. Il y avait au fond d’elle une fibre maternelle dont elle avait jusque là ignoré l’existence. Elle mentionna à Lassa qu’elle croyait reconnaître les yeux du légendaire Chevalier Wellan dans le visage de son poupon. Cette remarque suffit à son mari pour lui donner le même nom. Puisque le petit n’allait pas pouvoir parler avant plusieurs mois, Kira allait devoir attendre pour confirmer son pressentiment.

Wellan venait d’avoir deux ans lorsque Kira fit un rêve bouleversant. Malgré le bonheur qu’elle vivait auprès de Lassa et de son petit garçon aux cheveux noirs fins comme de la soie et aux petites oreilles pointues comme les siennes, la jeune femme pensait souvent à son premier mariage. Si bien qu’une nuit, elle rêva que Sage, sous la forme d’un faucon, s’était posé sur la balustrade de son balcon. Il avait d’ailleurs été le premier fauconnier d’Emeraude, jadis…

Il était entré dans sa chambre, avait fait disparaître Lassa et avait pris sa place dans ses bras. Ils avaient fait l’amour comme autrefois, avec abandon. Kira s’était réveillée en sursaut et avait paniqué en ne trouvant pas Lassa à ses côtés. Elle n’eut cependant pas à le chercher longtemps, car il était penché sur Wellan qui venait d’ouvrir les yeux. Son mari l’avait tout de suite questionnée sur son air effaré, mais elle avait jugé préférable de ne pas lui raconter son rêve.

Quelques mois plus tard, toujours au Château d’Émeraude, Kira donnait naissance à un deuxième garçon qu’elle prénomma Lazuli, en souvenir de ce merveilleux Enkiev qui lui avait permis de développer à fond son potentiel magique. Elle s’attendait évidemment à ce qu’il soit blond comme Lassa ou qu’il ait les cheveux lilas comme elle, mais le duvet qui apparut sur sa tête était sombre comme la nuit. « Il est impossible de concevoir un enfant en songe », se raisonna Kira. « C’est sûrement une coïncidence. » Onyx et Swan qui avaient tous les deux des chevelures foncées avaient bien eu un enfant blond comme les blés.

En grandissant, Lazuli se mit à ressembler de plus en plus à son grand frère Wellan, mais Kira refusait de croire qu’il soit le fils de son premier mari. « De toute façon, Sage ne pouvait pas concevoir d’enfants », se rappela-t-elle. Elle arrêta d’y penser jusqu’à ce qu’elle donne naissance à une petite fille blonde comme Lassa, qu’ils prénommèrent Kaliska. Wellan avait sept ans et Lazuli quatre ans, et leur physionomie était tout à fait différente.

Puisque le trois était le nombre préféré des dieux, le couple décida de ne plus avoir d’autres enfants. Pendant que Lassa s’occupait de la petite qui venait d’avoir un an, Kira enseignait à ses fils à se battre à l’épée. Il n’y aurait probablement plus jamais de guerre, mais il était important pour elle qu’ils sachent se défendre. Wellan apprit les coups et les feintes avec une facilité déconcertante. Il sembla même à sa mère qu’il se battait exactement de la même façon que le défunt chef de l’Ordre.

— Es-tu la réincarnation d’une autre personne ? lui demanda-t-elle, un soir, alors qu’elle préparait le repas.

— C’est quoi une réincarnation ? demanda-t-il en dérobant une olive qu’il se mit aussitôt dans la bouche.

— C’est lorsque l’âme d’une personne décédée revient dans le corps d’un bébé qui naît.

— Pouah ! Un mort !

Comme le concept était trop complexe à expliquer à un enfant de son âge, Kira abandonna. Elle commençait vraiment à croire que c’était elle qui se faisait toutes sortes d’idées bizarres, même si le petit Lazuli ressemblait à Sage et que son Wellan se comportait souvent comme celui qu’elle avait connu jadis. Heureusement, la petite Kaliska semblait normale.

— Nous avons reçu une invitation, l’informa Lassa en entrant dans la cuisine avec le bébé.

— Ah oui ? s’étonna Kira. De qui ?

— De mon frère Zach. Il aimerait nous recevoir chez lui, à Zénor.

— Ce ne serait pas une mauvaise idée, puisqu’il n’y a pas grand-chose à faire ici durant la saison des pluies.

Elle rassembla donc leurs affaires et, lorsque tout son petit monde fut prêt, elle utilisa son puissant vortex pour l’emmener à quelques pas de la forteresse du Roi Vail, le père de Zach et de Lassa. Contrairement aux Chevaliers qui avaient reçu ce pouvoir temporairement, Kira était née avec des facultés extraordinaires que personne ne pourrait jamais lui enlever.

La famille fut reçue à bras ouverts, comme si la guerre n’avait jamais séparé les deux frères. On les installa dans une suite somptueuse, composée d’un petit salon entouré de plusieurs chambres, ce qui permettrait à Kira de mieux surveiller ses enfants dans l’immense château. Ce dernier avait été restauré à un point tel qu’elle ne le reconnaissait même pas.

A l’époque où les Chevaliers d’Emeraude venaient s’y abriter, il était très abîmé et ses murs de pierre avaient été noircis par le temps. Aujourd’hui, c’était un palais aussi splendide que celui d’Emeraude.

Agé de onze ans, Kirsan, le fils unique de Zach, emmena ses deux cousins dans la salle de jeu, libérant les parents pendant un moment, car il ne leur restait plus que leur poupon à surveiller. Kira bavardait avec Alassia, sa belle-sœur, pendant que Lassa écoutait le récit de la restauration des lieux de la bouche de son grand frère, tout en berçant doucement la petite Kaliska.

Les servantes conduisirent les enfants à table pour le repas du soir, présidé par le Roi Vail et la Reine Jana. Wellan et Kirsan mangèrent avec appétit, tandis que le petit Lazuli babillait, racontant à qui voulait l’entendre, tout ce qu’il avait l’intention de faire durant ses courtes vacances. Le bébé s’était endormi dans un berceau placé entre son père et sa mère, ce qui leur permit de se sustenter eux aussi. Tout en mâchant sa nourriture, Kira observait le Prince Zach. Lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois, Lassa avait à peine l’âge de Kaliska. Elle suivait alors les Chevaliers en tant qu’Écuyer et, même si elle avait fait subir un mauvais traitement au jeune prince, elle avait aussi pris le temps d’admirer son visage et les muscles de ses bras. Il avait été, pour Kira, le plus bel homme de tout le continent, jusqu’à ce qu’elle rencontre Sage. « Je me demande quelle vie j’aurais menée si je l’avais épousé », s’interrogea la princesse mauve.

Dès qu’ils eurent vidé leur assiette, les garçons demandèrent la permission de retourner jouer. Lassa la leur accorda en les avertissant qu’au moment de se coucher, il ne voulait pas les entendre rechigner. Ils foncèrent vers le corridor en courant.

— Saviez-vous que Kirsan a des dons ? demanda Zach en allumant sa pipe.

— Maître Hawke nous en a glissé un mot, affirma Lassa. Il prétend qu’il est le plus doué de tous les élèves à qui il a enseigné la magie.

— Était le plus doué, corrigea Vail, puisque l’Elfe magicien a mis fin à ses leçons en prétextant avoir été choisi pour une importante mission.

— Il fallait que ce soit vraiment sérieux, car cet homme adore enseigner, le défendit Kira.

— Vous ne savez donc pas plus que nous ce qu’il est parti faire ? comprit Zach.

— Il a parlé d’héritage culturel, ou de quelque chose du genre, les informa Lassa.

— Les Elfes sont de bien étranges créatures, soupira Jana.

— Même s’ils ressemblent beaucoup aux humains, leur mode de vie et leur façon de penser sont différents, ajouta Kira. Leurs réactions sont impossibles à prévoir.

Elle lui rapporta la fois où Derek, un Chevalier Elfe, s’était attaqué à un énorme dragon, alors que les gens de sa race auraient normalement pris la fuite devant un tel monstre. Puis, Lassa et elle racontèrent à la famille royale tous les événements, aussi bien cocasses que tragiques, qui avaient eu lieu entre les murs de leur château pendant la guerre. Il se faisait tard, alors Lassa et Kira prirent congé de leurs hôtes pour la nuit.

Pendant que son mari allait coucher la petite, Kira se dirigea vers la salle de jeu afin d’y récupérer ses enfants et entendit de curieux cliquetis. Quelle ne fut pas sa surprise, en y mettant le pied, de découvrir au milieu de la pièce un îlot d’épées et de dagues empilées les unes sur les autres, au sommet duquel Wellan maniait une véritable épée double en imitant Onyx, tandis que son petit frère trottait tout autour, sur une jument alezane. Kirsan flottait près du plafond, au fond de la salle, absorbé dans la lecture d’un vieux livre.

— Mais que se passe-t-il, ici ? s’exclama Kira. D’où viennent toutes ces armes ?

— C’est l’oiseau des vœux qui nous les a données ! répondit Lazuli, qui commençait à être étourdi.

Kira arrêta la course du cheval.

— Je pense que je vais vomir, gémit le jeune cavalier.

— Wellan, descends de là tout de suite, ordonna la mère mécontente.

Son aîné sauta souplement sur le sol en gardant son arme préférée dans les mains.

— Qu’est-ce que cette histoire d’oiseau des vœux ?

— Ce n’est pas vraiment un oiseau, mais il avait des ailes, expliqua Wellan.

Kira arqua les sourcils, ce que l’enfant interpréta comme une demande de renseignements supplémentaires.

— Un homme ailé est arrivé sur le balcon et nous a donné une pierre en nous disant qu’elle permettait de réaliser des souhaits, ajouta-t-il.

— Juste un, précisa Lazuli.

— On peut lui demander n’importe quoi, mais la pierre ne fonctionne qu’une seule fois pour chaque personne.

— Et tu as désiré posséder une épée double ?

— Comme la tienne.

— Moi, je voulais un cheval ! s’exclama Lazuli couché à plat ventre sur le dos de la jument.

— Mais tu en as déjà un, jeune homme, lui rappela Kira.

— Pas ici.

— Où est cette pierre ? Et Kirsan, descends de là.

Son neveu releva vivement la tête, comme s’il venait tout juste de remarquer sa présence. Tout doucement, il redescendit vers le sol.

— Alors, où l’avez-vous cachée ?

Wellan se pencha et plongea le bras sous la montagne d’armes. Il tendit à sa mère une pierre noire de la taille et de la forme d’un œuf.

— Maintenant, au lit, tous les deux.

— Mais, maman…, protesta Lazuli.

— Je n’ai pas l’habitude de répéter.

Lazuli se laissa glisser sur le sol et marcha vers la porte en baissant la tête et en se traînant les pieds. Wellan le suivit avec son épée double à la main. Kira la lui confisqua lorsqu’il passa près d’elle.

— Il n’est pas question que tu dormes avec ça. Tu l’auras demain.

— Je peux garder mon livre ? voulut savoir Kirsan.

— C’est tout ce que tu as demandé à la pierre ?

L’enfant hocha la tête affirmativement. Kira n’y vit pas de mal et le laissa partir. Elle plaça l’épée double contre le mur et soupira en observant le cheval qui ne savait plus quoi faire. La princesse mauve utilisa alors son esprit pour repérer les seaux de grains et d’eau ainsi que les bottes de foin dans l’écurie du château. Elle en subtilisa un de chaque et les fit apparaître dans la salle de jeu pour nourrir la jument. « Nous remettrons de l’ordre dans ce fouillis demain », décida-t-elle en tournant les talons.

Elle alla s’assurer que ses fils lui avaient obéi, puis rejoignit Lassa dans leur chambre. Il était assis sur le lit et imprimait un lent mouvement au berceau de Kaliska, même si elle était endormie depuis longtemps déjà.

— Tu ne devineras jamais ce qu’ils ont inventé, cette fois, lui dit-elle en rangeant la pierre dans ses bagages.

Lassa écarquilla les yeux en écoutant son récit.

— Ils ont dû prendre ces épées dans l’armurerie, conclut-il.

— Nous les avons laissés sans surveillance à peine pendant deux heures.

— N’oublie pas qu’ils sont magiciens, tous les deux. Et que dire des pouvoirs de leur cousin. J’irai conduire la bête à l’écurie à la première heure demain pour que personne ne panique en remarquant son absence.

Kira se dévêtit, enfila sa robe de nuit et s’allongea sur le lit. Lassa embrassa la petite sur le front et rejoignit son épouse quelques minutes plus tard, après avoir soufflé toutes les chandelles.

Au milieu de la nuit, la jeune femme se réveilla et tendit l’oreille.

— Kira…, murmura une voix.

Ses enfants ne l’appelaient jamais par son prénom, mais quand ils faisaient des cauchemars, ils pouvaient dire n’importe quoi. Elle quitta la chaleur de ses couvertures et entra dans la chambre de ses fils. Ils dormaient tous deux à poings fermés.

— Kira…

Elle fit volte-face, car la voix semblait provenir du petit salon. Elle y retourna, mais il n’y avait personne. Décidée à trouver l’auteur de cette farce nocturne, elle se risqua dans le corridor. De la lumière brillait sous la dernière porte, près de l’escalier. Sans la moindre hésitation, elle alla voir qui était encore debout à cette heure et si c’était bien cette personne qui s’amusait à prononcer ainsi son nom.

Elle entra dans une pièce au milieu de laquelle jaillissait une fontaine. Le sol était couvert de pétales de rose qui exhalaient un doux parfum. « Mais je n’ai jamais vu cet endroit lorsque le roi nous a fait visiter le palais », se dit Kira. Le Prince Zach contourna alors le bassin, avec un large sourire sur le visage. Il ne portait qu’une simple tunique et, à la main, il tenait un gobelet doré, serti de pierres précieuses.

— Je t’attendais, Kira.

— Je n’ai reçu aucune invitation.

— Je me suis pourtant adressé directement à ton cœur. N’as-tu pas entendu ma voix ?

« Il est ivre », fut forcée d’admettre la princesse.

— Bois avec moi, ce soir.

— Zach, il est très tard et mes enfants se lèvent tôt.

— J’ai besoin de te parler.

— Dans ce cas, seulement quelques minutes.

Il prit sa main et la fit asseoir dans un océan de coussins dorés, aussi duveteux que des nuages. « On dirait que je suis dans le royaume des dieux », remarqua-t-elle. Rien ne semblait réel autour d’elle, ni la fontaine, ni les rideaux blancs qui flottaient devant les fenêtres, ni le prince lui-même.

— Tu m’as humilié devant mon père, jadis, lui rappela-t-il en la sortant de sa rêverie.

— Je suis vraiment désolée, Zach. J’étais jeune et inexpérimentée. J’ai même failli être expulsée de l’Ordre après t’avoir terrassé.

Il lui tendit le gobelet et, pour lui faire plaisir, elle avala une gorgée de ce qu’elle croyait être du vin. Son goût sirupeux l’étonna.

— Mais qu’est-ce que c’est ? voulut-elle savoir.

— C’est une potion de sorcière.

Kira s’esclaffa, car s’il y avait un peuple qui avait les mages noirs en horreur, c’était bien celui de Zénor. Jamais un prince de ce pays ne serait allé consulter une sorcière pour obtenir une préparation magique.

— Et que fait cette boisson ? demanda-t-elle lorsqu’elle cessa finalement de rire.

— Une fois qu’on commence à en boire, on ne peut plus s’arrêter.

— Vraiment ?

Il éloigna le gobelet de ses lèvres, et elle le saisit aussitôt.

— C’est un sortilège plutôt stupide et inutile, déclara-t-elle. En as-tu pris, toi aussi ?

— Non. Allez, encore un tout petit peu.

La potion était vraiment irrésistible et Kira se surprit à l’ingurgiter jusqu’à la dernière goutte. Elle sentit soudain la chaleur du corps de Zach contre le sien et sa tête se mit à tourner de plus en plus vite. C’est alors qu’elle se réveilla en sursaut, dans son lit à Zénor. « Ce n’était qu’un rêve », constata-t-elle avec soulagement. Lassa dormait près d’elle. Elle pouvait entendre sa lente respiration. « Il faut que je dompte mon imagination avant de mettre mon mariage en péril », songea-t-elle en se blottissant contre son époux.

Au matin, elle fut réveillée par les gazouillis de Kaliska. Lassa se penchait justement sur le berceau pour la ramener dans leur lit. Il la coucha entre eux et caressa ses petites oreilles bien rondes du bout de l’index.

— Au moins, celle-là me ressemble, laissa tomber son mari.

— Qu’est-ce que tu insinues ? se défendit aussitôt Kira.

— Que les deux autres ont les mêmes traits que toi, évidemment.

Pourtant, Kira leur trouvait une étrange ressemblance avec les fils d’Onyx.

— En parlant d’eux, je vais aller m’assurer qu’ils ne sont pas dans les appartements de Kirsan en train d’aggraver la situation.

Elle commença par jeter un coup d’œil dans leur chambre et constata avec étonnement qu’ils dormaient encore.

— Tiens, ça c’est inhabituel.

Au lieu de les réveiller, elle se rendit à la salle de jeu. Une servante se tenait à l’entrée, en état de choc. Kira passa près d’elle et vit que le cheval et les armes étaient toujours là. « Je n’ai pas rêvé cet épisode, au moins », se rassura-t-elle. Cette constatation ne rendait pas l’événement moins étrange pour autant.

— Comment un cheval est-il monté jusqu’ici sans que nous nous en apercevions ? lâcha finalement la servante.

— Les enfants sont très astucieux lorsqu’ils désirent quelque chose.

La jument fut finalement reconduite à l’écurie, mais les palefreniers ne la reconnurent pas comme l’un de leurs animaux. D’ailleurs, lorsque Lazuli apprit qu’on avait déplacé sa nouvelle monture, il piqua une crise à ses parents. Ses cris finirent par ameuter toute la famille royale, si bien que le Roi Vail dut lui-même l’emmener jusqu’à la stalle où on gardait le cheval.

— Tu ne sais pas à quel point j’ai honte, en ce moment, chuchota Kira à l’oreille de Lassa.

— C’est toi qui le gâtes trop.

— Quoi ?

Peu après, Lassa s’installa sur la chaise à bascule, près de l’âtre du grand hall, et donna le biberon à sa fille. Son grand frère les rejoignit quelques minutes plus tard.

— Tu es un bon père, Lassa, lui dit Zach. Je t’envie d’avoir eu autant d’enfants.

— Je remercie les dieux tous les soirs de me les avoir confiés.

— J’aimerais que vous reveniez vivre à Zénor.

— Il faudrait d’abord que j’en parle à Kira, qui est très attachée à Emeraude, tout comme moi, d’ailleurs.

— Si vous ne voulez pas habiter ce château avec nous, je t’en ferai construire un autre.

Lassa transmit donc l’offre de Zach à son épouse qui, après son rêve de la nuit précédente, refusa catégoriquement de s’installer dans ce pays pourtant magnifique. Ils rentrèrent donc à Émeraude avec leurs enfants, une jument et une épée double. La vie reprit son cours et, au retour de la saison chaude, Kira sentit une nouvelle vie se mouvoir en elle. « C’est impossible ! » paniqua-t-elle, puisqu’elle n’avait eu aucune relation avec son mari depuis la naissance de Kaliska. Elle courut jusqu’au hall des Chevaliers, où Bridgess, Wanda et Mali enseignaient aux enfants et leur demanda leur avis. Elles confirmèrent toutes les trois qu’elle était bel et bien enceinte et la félicitèrent.

Affolée, Kira poursuivit son chemin jusqu’à la tour d’Armène, à l’autre bout de la grande cour, et grimpa les marches deux à deux jusqu’à la pièce principale.

— Mène ! l’appela-t-elle.

— Je suis en haut.

Kira fonça dans le deuxième escalier et trouva son ancienne gouvernante en train de faire les lits.

— Que se passe-t-il, ma petite chérie ?

— Je suis enceinte !

— Comme c’est merveilleux, Kira.

— Non ! Ça ne l’est pas du tout !

Se rendant compte que la jeune femme était au bord de la crise de nerfs, Armène la fit asseoir devant elle et serra ses mains dans les siennes.

— Pourquoi en fais-tu un drame ?

— Je n’ai pas fait l’amour avec mon mari depuis que j’ai donné naissance à Kaliska.

— Tu as trompé ton mari ?

— Non ! Enfin, je n’en suis pas sûre… Je l’ai peut-être fait en rêve.

— Kira, on ne tombe pas enceinte parce qu’on s’est laissé séduire en songe, voyons. Si c’était vrai, j’aurais eu une douzaine d’enfants !

— Toi, Mène ? Mais à qui rêvais-tu ?

— Ça, c’est mon secret. Si tu es venue me demander conseil, alors voilà ce que j’ai à te dire. Parles-en à Lassa. Je suis certaine que l’enfant est de lui et que tu as simplement oublié cette nuit magique, parce que tu as trop de choses à faire. Laisse-le te rassurer à ce sujet.

Kira suivit donc sa suggestion. Une fois que les enfants furent couchés et endormis, elle raconta son dernier rêve à Lassa et lui avoua qu’elle attendait un quatrième enfant. La tristesse qui voila le visage du pauvre homme abattit la princesse mauve.

— Il ne s’est rien passé entre nous depuis un peu plus d’un an, ma chérie, confirma-t-il.

— Ça n’a aucun sens…

— A moins que quelqu’un t’ait jeté un sort.

— Peut-être qu’il y avait un autre bébé en moi lorsque nous avons conçu Kaliska, comme un jumeau qui n’aurait pas été prêt à naître.

— Kaliska a deux ans !

— J’essaie seulement de trouver une explication logique à ce qui m’arrive.

— Alors, je n’en ai pas.

L’aveu de Kira jeta un froid entre elle et son mari jusqu’à la naissance du petit Marek. Une fois qu’Armène l’eut lavé, emmailloté et remis à sa mère, on laissa entrer les plus vieux dans la chambre. En serrant son troisième fils contre elle, Kira examina les minois de ses aînés. À neuf ans, Wellan avait la forme du visage, les cheveux noirs et les yeux bleus d’Atlance, le fils aîné d’Onyx. Quant à Lazuli, maintenant âgé de six ans, de petites mèches violettes étaient apparues dans ses cheveux noirs, et ses yeux gris étaient de plus en plus pâles, comme ceux de Sage. Kaliska, qui venait de célébrer son deuxième anniversaire, était blonde comme Lassa, mais ses yeux bleus étaient graduellement devenus mauves, pour la plus grande joie de sa maman.

En grandissant, Marek se mit à ressembler de plus en plus à Lassa, ce qui rassura finalement ce dernier. Le petit avait les cheveux blonds très pâles et les mêmes yeux bleus que son père. Le couple en vint à croire qu’il avait dû concevoir ce fils une nuit qu’ils avaient tous les deux bu un peu trop de vin.

Marek était toujours de bonne humeur et il ne pleurait jamais. Dès qu’il se mit à marcher, il fallut le surveiller plus étroitement, car sa curiosité n’avait pas de bornes. Il voulait tout voir et tout savoir. Il se mit même à suivre ses aînés à l’école alors qu’il avait à peine quatre ans !

Kira ne regretta pas sa décision de rester à Emeraude, où ses enfants recevaient une belle éducation et où ils avaient accès à une formidable bibliothèque. Sans que cela ne l’étonne vraiment, celui qui la fréquentait le plus souvent, c’était Wellan. « Comme notre grand chef », songea la princesse. Puis, un soir, ses doutes furent confirmés.

Après avoir mis les plus jeunes au lit, Kira se mit à la recherche de son aîné et le trouva, évidemment, assis à l’une des tables de la bibliothèque. Elle s’approcha à pas de loup et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il était en train de lire un texte en langue ancienne, une matière que ni Bridgess, ni Wanda, ni Mali n’enseignaient. Kira fit le tour de la table, un air accusateur sur le visage. L’adolescent, maintenant âgé de quinze ans, leva un regard inquiet sur elle.

— Toutes les fois que je t’ai demandé si tu étais la réincarnation du grand chef, tu m’as affirmé que non.

Wellan garda un silence coupable.

— Pourquoi ne veux-tu pas l’avouer ? s’étonna Kira. Parce que tes souvenirs sont fragmentaires ? Parce qu’ils sont confus ?

— Je désire seulement être un enfant normal et ne faire de peine à personne, répondit-il enfin. Tu ne sais pas à quel point c’est difficile pour moi de ne pouvoir retrouver mes vieux amis, ma femme et ma fille.

— Au contraire, je pense que je suis très bien placée pour te comprendre, s’attrista Kira. As-tu l’intention de révéler ton identité, un jour ?

— Je n’en sais rien et je ne suis certainement pas pressé de le faire.

— Dans ce cas, ce sera notre secret.

Elle l’obligea à se lever, puis le serra contre son cœur.

— Finalement, de t’avoir comme mère, ce n’est pas si terrible que ça, chuchota-t-il à son oreille.

Kira sentit alors un grand bonheur s’installer en elle.

Renaissance
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